Égalité de genre au Maroc : perspectives locales autour des limites à la participation politique
Article proposé par le Secrétariat de la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée
Tables des matières :
- Introduction : pôles locaux pour l’analyse participative
- Contexte marocain : reformes nationales et équilibres globalisés
- Obstacles au leadership féminin dans la région de Souss-Massa
- Références
Introduction : pôles locaux pour l’analyse participative
Au début de 2018 l’organisation marocaine Tamaynut – Mouvement pour le partage du pouvoir, des richesses et des valeurs – [1] et le Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales (CERSS) ont réalisé et publié un diagnostic de terrain intitulé « Accès des femmes aux postes de responsabilité dans la région de Souss-Massa », étant Tamaynut l’organisation coordinatrice du pôle local d’acteurs de l’égalité femmes-hommes© du deuxième cycle de ce projet au Maroc, mis en œuvre par la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerrannée (FFEM) avec le soutien de l’Institut Européen de la Méditerranée (IEMed) et inséré dans l’Axe 1 «Renforcer les capacités des acteurs de l’égalité» du projet «Femmes d’avenir en Méditerranée» financé par le Fonds de solidarité prioritaire du Ministère français de l’Europe et des Affaires étrangères.
À travers le projet, Tamayut a travaillé et étudié les facteurs juridiques, socioéconomiques, culturels et individuels qui freinent l’accès des femmes et des filles aux postes de responsabilité au Maroc, en particulier dans la région Souss-Massa. En s’appuyant sur des consultations avec des représentantes d’organisations de la société civile, de syndicats et de partis politiques, l’analyse proposée en partenariat avec le Centre d’Etudes et de Recherches en Sciences Sociales (CERSS) a également impliqué des médias locaux et régionaux, et la Fédération du travail et le gouvernement de Souss-Massa.
Cet article est tiré du diagnostic local réalisé par Tamayut et CERSS pour en souligner les aspects les plus pertinents dans l’actualité et proposer des pistes d’analyse autour des questions qui touchent ou empêchent la participation politique égalitaire dans le contexte marocain.
Contexte marocain : reformes nationales et équilibres globalisés
La position géographique du Maroc à la jonction de l’Afrique et de l’Europe lui confère une place stratégique dans l’échiquier économique politique international. Parmi d’autres (tourisme, questions migratoires, ressources agricoles), ce facteur permet au Maroc de jouir de la confiance des instances internationales et régionales et de la bienveillance de la plupart des pays du monde. Sa « stabilité » politique et sécuritaire, son ouverture économique et sa participation dans les grands chantiers internationaux (droits humains, investissements économiques, lutte contre le réchauffement climatique ou contre la radicalisation et le terrorisme) font que le royaume bénéficie d’une popularité assez soutenue.[1]
Sous cette pulsion, ou pression, souvent définie « extérieure » mais bien connectée – dans ses causes et ses effets – aux mouvements et aux transformations socio-économiques internes, le Maroc s’est engagé à partir des années 2000 dans de grandes réformes visant à « moderniser » des structures politiques, économiques et sociales, notamment une nouvelle constitution en 2011, la réforme du code de la famille,[2] la réforme du code de la nationalité,[3] une nouvelle loi organique des finances, le Pacte foncier[4] et de l’employabilité,[5] etc.
La diagnostic réalisé par Tamayut illustre que, malgré ces avancées visant l’intégration national dans les systèmes globalisés d’efficacité, des insuffisances persistent pour ce qui concerne la gouvernance, la responsabilité (accountability), l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques et la prestation des services: quatre piliers de la « nouvelle gestion publique » (New Public Management) apparue à partir des années 1980 dans le contexte anglo-saxon et propagée dès lors.[6] Telles insuffisances se sont surtout manifestées à l’échelle locale, provinciale et régionale : la mise en œuvre des principes de la régionalisation avancée comme levier de progrès[7] rencontre en fait des obstacles inhérents aux pouvoirs juridiques limités transférés aux représentant.e.s élu.e.s des territoires régionaux, provinciaux et communaux, ainsi qu’à leurs faibles compétences dans l’élaboration et l’implémentation des plans d’action de développement des territoires.[8]
Dans le cadre de la mise en œuvre des dispositions constitutionnelles relatives à l’instauration des principes de l’équité et l’égalité entre les femmes et les hommes (article 19 de la Constitution), le Plan Gouvernemental pour l’Égalité ICRAM 1 (2012-2016) a consacré un axe à l’accès égal et équitable aux postes de prise de décision administrative et politique dans l’objectif de renforcer la représentativité politique des femmes.[9] Le 2ème Plan Gouvernemental pour l’Égalité – ICRAM 2 – que le Ministère de la Famille, de la Solidarité, de l’Egalite et du Développement Social avait lancé pour la période 2017-2021 réserve ainsi l’axe 3 à «la Participation des femmes à la prise de décision» avec l’objectif de renforcer les dispositions prises, telles que les quotas et listes « exclusives » des femmes, pour atteindre une plus grande représentativité et faciliter la participation effective à la prise de décision politique.[10] Bien que des reformes structurelles descendantes aient été annoncées et déployées, en 2020 la parité de genre dans la sphère publique au Maroc reste très loin d’être atteinte.[11]
Obstacles au leadership féminin dans la région de Souss-Massa
Avec l’objectif d’illustrer la réalité du leadership féminin dans la région de Souss-Massa, et les facteurs influençant de l’accès aux postes à responsabilité dans les organisations politiques de la société civile, le diagnostic de Tamaynut vise à : identifier les principaux obstacles entravant l’accès des femmes aux postes de décision, les facteurs contextuels et individuels associés à chaque obstacle ; interroger les différentes pistes susceptibles de lever ces obstacles ; permettre aux participant.e.s de s’exprimer librement au sujet du leadership féminin et de partager leurs expériences selon une méthodologie participative [12] autour de leur conception vis-à-vis de la prise de décision aux seins des institutions associatives, syndicales et politiques. Le diagnostic se base aux faites sur l’étude des donnés recueillies auprès de trois groupes différentiés : 10 organisations de la société civile, représentées par 50 personnes ; 4 bureaux syndicaux représentés par 35 adhérent.e.s. ; et quatre partis politiques avec une représentante pour chaque parti.
Les focus groupes de réflexion – organisées à Agadir dans le cadre du projet pour l’identification et la compréhension des comportements, des croyances, des convictions et des opinions – abordaient, au-delà des variables individuelles concernant les caractéristique psycho-physiques perçues des femmes au Maroc, des variables réglementaires à travers les questions suivantes :
- Quels sont les textes réglementaires en lien avec le positionnement des femmes ?
- Comment ces règlements peuvent encourager ou inhiber les femmes dans la quête des postes de décision ?
- Que proposeriez-vous pour l’amélioration de cet arsenal juridique ?
et des variables socio-économiques et culturelles relatives au contexte marocain à travers les questions suivantes :
- Comment la position sociale actuelle des femmes limite ou favorise son épanouissement vis-à-vis de la prise de décision ?
- Comment les conditions économiques des femmes peuvent-elles influencer ses rapports avec la prise décision ?
- Comment la culture marocaine favorise ou défavorise les femmes quant à leur participation dans la prise de décision ?[13]
Pour les résultats du premier atelier, touchant les organisations de la société civile, une méconnaissance répandue et une accessibilité insuffisante des textes réglementaires sont cités parmi les facteurs critiques, ainsi que les structures de pensée liées à conceptions religieuses hégémoniques qui associent le sexe féminin à l’infériorité, reconnues comme facteurs principaux empêchant d’accéder aux postes de responsabilité, influençant leur position sociale et même leur autonomie économique.[14] Par rapport aux expériences individuelles, soit la perception d’elles-mêmes – formulée en termes du manque de confiance, de non inconscience de leurs compétences, et causée également par l’impossibilité de s’exprimer publiquement et par la surcharge de travail – soit la perception externe – qui ressort dans le fait qu’elles font l’objet d’harcèlements, de sous-estimation et de dominations – ont comme origine le statut socio-économique, politique et culturel, selon les analyses proposée par Tamayut et CERSS. En fait, « les comportements et les croyances qui limitent les femmes ne sont que le résultat d’un matraquage systématique depuis l’enfance par la famille, l’entourage et la société en général. »[15]
Concernant le résultats de l’atelier consacré au domaine syndical, on constate que en plus des limites imposées aux participantes dans le premier focus groupe, les femmes syndicalistes subissent l’absence de parité dans les statuts des syndicats et du favoritisme du système juridictionnel dont les hommes se réjouissent pour accéder aux postes de responsabilité : l’absence délibérée des mentions à la parité de genre de l’élaboration des statuts des syndicats et l’élaboration du code de travail constitue également un obstacle directe pour l’accès des femmes aux postes de décision.[16]
Dans ce cadre, un facteur critique pour le positionnement socio-économiques semble être l’absence d’encadrement et de formation des femmes travailleuses et fonctionnaires relativement à leurs droits et aux mécanismes pour les faire appliquer, dû à l’absence d’une législation rendant obligatoire l’instauration de programmes de formation. Dans cette chaine d’absences, on ajoute la perception négative associée aux femmes syndicalistes définies comme des « rebelles », menaçant le statu quo d’un pouvoir économique et culturel.
Quant aux résultats du troisième atelier, permettant l’échange d’expériences des femmes de la région de Souss-Massa ayant une carrière politique, on certifie que la complexité de concilier les activités politiques, familiales et du travail constitue un frein pour le positionnement de succès de la femme dans les sphères politiques aux niveaux régional et national. Une autre des questions avancée par les femmes élues participantes au projet est la discrimination à plusieurs facettes à l’égard des femmes en cas de candidatures aux postes de responsabilités : souvent, cette nomination ne se voit pas attribuée en raison des compétences acquises et requises, et se base uniquement sur une différenciation sexuelle instrumentale.[17]
Références
[1] Tamaynut est une organisation amazighe fédérale non gouvernementale fondée en 1978 ; son but est de défendre et promouvoir les droits linguistiques et culturels et les droits socio-économiques des personnes Amazighs.
[1] Tamaynut – Mouvement pour le partage du pouvoir, des richesses et des valeurs (2018), « Accès des femmes aux postes de responsabilité dans la région de Souss-Massa » Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée, diagnostic de terrain 11, cycle 2, p. 5.
[2] Salime, Zakia. (2009). “Revisiting the Debate on Family Law in Morocco: Context, Actors and Discourses” Cuno K. M. & Desai M. (eds) Gender and Family Laws in a Changing Middle East and South Asia, Syracuse University Press, pp. 145-162. https://www.jstor.org/stable/j.ctt1j5dfd8?turn_away=true
[3] UNHCR – Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugies (2015), “Removing Gender Discrimination from Nationality Laws” Ending Statelessness Within 10 Years – Good Practices Paper, Action 3. https://www.refworld.org/pdfid/54f8377d4.pdf
[4] Sippel, Sarah Rut. (2015) « All You Need Is Export? Moroccan Farmers Juggling Global and Local Markets » in Guy M. Robinson, Doris A. Carson (ed.) Handbook on the Globalisation of Agriculture, pp.328-349. https://www.researchgate.net/publication/280070217_All_You_Need_Is_Export_Moroccan_Farmers_Juggling_Global_and_Local_Markets
[5] Balgley, David. (2017). « Agrarian Capitalism and the Privatization of Collective Land in Morocco. » Journal of Undergraduate Research – Volume VIII. https://www.researchgate.net/publication/333489239_Agrarian_Capitalism_and_the_Privatization_of_Collective_Land_in_Morocco
[6] Mastropaolo, Alfio (2011), “La Democrazia è una Causa Persa? – Paradossi di un’invenzione perfetta” (trad. « La démocratie est-elle une cause perdue?”), Turin, Bollati Boringhieri. https://www.bollatiboringhieri.it/libri/alfio-mastropaolo-la-democrazia-e-una-causa-persa-9788833921693/
[7] Royaume du Maroc (2011)- Sécretariat Général du Gouvernement, La Constitution Edition 2011- Série “Documentation Juridique Marocaine”, article 135, Titre IX « DES REGIONS ET DES AUTRES COLLECTIVITES TERRITORIALES » p. 50. http://extwprlegs1.fao.org/docs/pdf/mor128747.pdf
[8] Tamaynut – Mouvement pour le partage du pouvoir, des richesses et des valeurs (2018), surcité, « Accès des femmes aux postes de responsabilité dans la région de Souss-Massa » Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée, diagnostic de terrain 11, cycle 2, p. 5. https://www.euromedwomen.foundation/pg/fr/documents/view/7704/diagnostic-terrain-acces-femmes-postes-a-responsabilite-dans-region-soussmassa
[9] Royaume du Maroc – Ministère de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement Social (2013), « Plan Gouvernemental pour l’Egalité – 2012 – 2016 ICRAM, En Perspective de la Parité ». http://www.ogfp.ma/uploads/documents/Plan%20gouvernemental%20pour%20l’%D8%A3%C2%A9galit%D8%A3%C2%A9%20ICRAM%20(Fran%D8%A3%C2%A7ais).pdf
[10] OCDE (2018) “Conference regionale Leadership féminin et participation politique de la femmes – Programme, 10-11 juillet 2018, Rabat”, Partenariat de Deauville du G7 –Fonds de transition MENA, Vers un gouvernement ouvert et inclusif: Promouvoir la participation des femmes dans les parlements et l’élaboration des politiques. https://www.oecd.org/mena/governance/womens-leadership-and-political-participation-regional-conference-agenda.pdf
[11] World Economic Forum (2020), “Global Gender Gap Report 2020 – Insight Report”. http://www3.weforum.org/docs/WEF_GGGR_2020.pdf
[12] Tamaynut – Mouvement pour le partage du pouvoir, des richesses et des valeurs (2018), « Accès des femmes aux postes de responsabilité dans la région de Souss-Massa » Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée, diagnostic de terrain 11, cycle 2, p. 10. https://www.euromedwomen.foundation/pg/fr/documents/view/7704/diagnostic-terrain-acces-femmes-postes-a-responsabilite-dans-region-soussmassa
[13] Ibidem, p.12,23
[14] Ibidem, p.16
[15] Ibid.
[16] Ibidem, p.17
[17] Sadiqi, F. (2016) “The Feminization of Authority in Morocco” Vianello M. & Hawkesworth M. Gender and Power: Toward Equality and Democratic Governance, pp.389-418. https://www.academia.edu/28783050/Feminization_of_Authority