Le changement climatique et les oasis tunisiennes de Tozeur: une opportunité pour renforcer le leadership et l’activité économique des femmes
Article proposé et préparé par le Secrétariat de la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée
Date de publication: 28 octobre 2019
Table des matières
- 1 Introduction
- 2 Tozeur: Démographie, faits et un écosystème fragile
- 3 Les savoirs traditionnels et les pratiques économiques des femmes oasiennes
- 4 Sous-représentation des femmes oasiennes dans la sphère publique
- 5 Initiatives existantes et efforts prometteurs pour autonomiser les femmes oasis
- 6 Conclusion
Introduction
Dans son dernier rapport « Le climat mondial en 2015-2019 », l’Organisation météorologique mondiale (OMM) a averti que le réchauffement planétaire s’accélère, de même que les caractéristiques y associées telles que l’élévation du niveau de la mer, la diminution de la glace de mer, la fonte des glaciers, et les événements extrêmes tels que les vagues de chaleur, les sécheresses, les glissements de terrain, les inondations et les ouragans [1]. Bien que ces événements affectent l’humanité tout entière, leurs répercussions peuvent affecter de manière radicale la vie, les modes de vie, la consommation et la dynamique économique et sociale de certains groupes, en particulier ceux dont la vie dépend fortement des ressources naturelles ou qui subit un certain degré de perte résultant de l’épuisement ou la pénurie des ressources [2].
De nombreux acteurs internationaux ont démontré que les femmes font partie des groupes les plus vulnérables au changement climatique, en particulier dans les domaines où les rôles et relations de genre acheminent des inégalités femmes-hommes. Par exemple, 80% des personnes déplacées dans le monde par le changement climatique sont des femmes, selon le PNUD [3], qui a également conclu que «les femmes n’ont pas accès ou ne peuvent pas facilement accéder à des fonds pour couvrir les pertes liées aux violentes intempéries ou pour recourir aux technologies d’adaptation. Les femmes sont également victimes de discrimination dans l’accès à la terre, aux services financiers, au capital social et à la technologie. [4]’’
Malgré l’impact disproportionné du changement climatique sur les femmes et les d’alarme des scientifiques, ces risques doivent être affrontés avec espoir et considérés comme une opportunité de renforcer l’autonomie des femmes et d’accroître leur contribution à la recherche d’alternatives et de solutions durables aux problèmes environnementaux et à leurs conséquences socio-économiques. Cet article tente d’explorer la relation spécifique entre le changement climatique et les femmes dans les oasis de Tozeur (Tunisie), dont l’écosystème a été perturbé et certaines de ses cultures résistantes au changement climatique ont disparu en raison de politiques agricoles inappropriées.
L’article est basé sur un diagnostic de terrain réalisé par l’association La Ruche de la citoyenneté active de Tozeur, avec le soutien de la Fondation des Femmes de l’Euro – Méditerranée (FFEM) et de l’Institut européen de la Méditerranée (IEMed), dans le cadre du projet « Renforcement des capacités des acteurs de l’égalité » consistant à analyser les réalités locales des femmes et les politiques publiques par le biais de consultations et de dialogues au niveau local, à travers la mise en place de pôles locaux d’acteurs de l’égalité femmes-hommes dans 7 pays du sud de la Méditerranée, dont la Tunisie (Plus d’informations sur le projet de ces pôles locaux sont disponibles sur www.euromedwomen.foundation). L’article est également basé sur des enquêtes de perception menées auprès de 32 entités environnementales ou autonomisant les femmes dont des associations, des syndicats et des groupes de développement agricole (GDA), aussi bien que sur quatre discussions de groupe avec des acteurs institutionnels et civiques de Chebika, Tamagheza, Hezouwa et Nafta.
Tozeur: Démographie, faits et un écosystème fragile
Vu son emplacement géographique, le gouvernorat de Tozeur et ses 6 délégations (Tozeur, Hezoua, Tamagheza, Nefta, Deguèche et Hamma) se caractérisent par un climat aride caractérisé par l’évaporation très élevée et une pluviométrie extrêmement faible ne dépassant jamais les 100 mm/an [5].
Tozeur est le gouvernorat le moins peuplé de Tunisie, son nombre d’habitants représentant moins de 1% de la population tunisienne. Plus de la moitié de sa population est constituée de femmes, en raison de la récente migration croissante de jeunes hommes à la recherche de meilleures conditions de vie dans les villes et les régions voisines.
L’économie de ce gouvernorat est dominée par l’agriculture, principalement par la production de dattes dans les palmiers, qui reste le secteur le plus important en termes de superficie, de volume de production et de revenus, à la suite de décennies de politiques agricoles soutenant la monoculture de palmiers dattiers. Ces politiques ont cependant conduit à l’épuisement des ressources hydrauliques et à la perte progressive du savoir-faire des Oasien-ne-s, qui ont adopté une agriculture intégrée pour s’adapter aux conditions climatiques difficiles.
Une agriculture intégrée est typiquement menée avec la superposition de trois étages : au plus haut des palmiers dattiers, au niveau intermédiaire des arbres fruitiers (oranger, bananier, grenadier, pommier, etc.) et à l’ombre, à l’étage le plus bas les plantes (maraîchage, fourrage, céréales) [6]. La culture en trois étages crée un microclimat oasien qui réduit l’évaporation, permet la mise en culture de plusieurs espèces en valorisant l’eau et le sol et abrite et préserve une grande diversité animale [7]. Par conséquent, la dépendance d’un seul type d’agriculture, associée à des températures élevées et à la pénurie d’eau, a commencé à fragiliser l’écosystème oasien et à constituer une menace sérieuse pour ses habitant-e-s et leurs moyens de subsistance.
Cette situation fragile a toutefois poussé la population de Tozeur à s’engager dans le tourisme, secteur qui présente de grands potentiels
Les savoirs traditionnels et les pratiques économiques des femmes oasiennes
Comme la plupart des femmes oasiennes en Afrique du Nord, les femmes à Tozeur jouent un rôle important dans la gestion et la conservation de la biodiversité. Elles possèdent un savoir et un savoir-faire acquis depuis des siècles dans la conservation, la transformation et la valorisation des produits du palmier dattier, des autres fruits et des sous-produits de la palmeraie et de ses espèces environnantes [8].
Leur mode de vie, leurs positions, leurs rôles, leurs coutumes, leurs comportements et même leurs activités économiques sont très variés et régis par la nature de leur région. Par exemple, dans les régions montagneuses de Tamagheza, Chbika et Mides où le mode de vie est semi-rural, les femmes participent aux travaux du champ de l’étage bas (l’irrigation, le binage, le désherbage, etc…) et contribuent ainsi à maintenir la qualité du sol. Elles sont également responsables de l’hygiène des troupeaux et des bergeries.
Les femmes de la région de Hezoua sont semi-nomades, elles partent avec leurs maris éleveurs à la recherche de pâturages désertiques.
Dans les zones urbaines telles que Tozeur et Nafta, la division entre agriculture et vie domestique est très claire. Les femmes de ces régions ne travaillent pas habituellement dans les champs, où les tâches sont considérées comme difficiles pour les femmes, mais elles contribuent à tri, remplissage et packaging des dattes, d’une part, conservation et transformation en produits de terroir (par ex. sirop de dattes, pâte de dattes, vinaigre de dattes, etc.) et d’artisanat (vannerie à partir des roseaux), Elles contribuent aussi
massivement à l’artisanat et aux produits laitiers artisanaux. Les femmes se profitent également d’autres produits oasiens tels que les légumes, les plantes aromatiques et médicinales. Par ailleurs elles tissent des vêtements et des tapis à partir des peaux de chameaux et des restes de tissus.
Sous-représentation des femmes oasiennes dans la sphère publique
Malgré la contribution importante des femmes à l’économie locale et à la préservation de la biodiversité des oasis et à leur participation remarquable aux premières élections municipales suivant la révolution de 2018
(sur 36 listes électorales, 11 étaient dirigées par des femmes à Tozeur), leur présence dans la gouvernance locale et la scène politique reste faible. Après les élections municipales de 2018, les femmes de Tozeur n’ont remporté que des sièges en tant que vice-présidentes. Il en va de même pour la société civile: 70% des membres des organisations ciblées par l’enquête sur laquelle cet article est partiellement basé étaient des femmes, alors que ce chiffre s’inverse au niveau des postes de décision (seulement 30% des femmes actives dans les associations sont dans les comités de direction).
Dans l’enquête, 3/4 des personnes interrogées ont déclaré que le niveau d’intégration du genre dans les projets de développement à Tozeur était insuffisant et que les programmes spécifiques dans la région ne
prenaient pas en compte les besoins et les attentes des femmes oasiennes. Par exemple, seuls 3 des 40 projets de développement programmés pour les régions de Chebika, Tamagheza et Mides dans le cadre du projet de gestion durable des écosystèmes oasis (SMOE), financé par la Banque mondiale, sont consacrés aux femmes. De même, les femmes ne représentent que 3% des membres des GDA nommés par l’État pour gérer les ressources naturelles locales, y compris l’eau, les forêts et les pâturages.
Initiatives existantes et efforts prometteurs pour autonomiser les femmes oasis
La révolution des jasmins a ouvert la voie à une participation accrue des femmes à tous les niveaux. À Tozeur, plusieurs initiatives ont été menées par ou pour les femmes et divers programmes et projets ont été lancés pour améliorer la vie des femmes et renforcer leur leadership. En 2017, la Commission régionale de développement agricole (CRDA) a créé un GDA pour femmes à Tozeur dans le cadre d’un projet mené depuis 2013 avec le soutien du ministère allemand de la Coopération
économique et du Développement (BMZ) et de l’agence allemande de coopération internationale (GIZ), pour promouvoir la participation des femmes au développement rural durable [9].
Les organisations de la société civile jouent également un rôle important dans l’autonomisation des femmes et le renforcement de leur entrepreneuriat. Le centre WES de Tozeur [10] est un bon exemple car les réalisations de certaines de ses bénéficiaires ont été reconnues aux niveaux local et national. Tel est e cas de Fathia Arfaoui, une femme au foyer de Bouhlel, qui a remporté plusieurs prix pour la qualité de ses produits dérivés de la datte, après avoir suivi l’un des programmes de formation du Centre WES.
Un autre bon exemple est l’entreprise sociale Shanti, qui a lancé le projet El Mensej comme solution pour lutter contre la pollution de l’environnement causée par les déchets de tissu, ainsi que pour perpétuer un savoir et une tradition en péril [11].
En 2018 et à la suite du diagnostic de terrain sur lequel repose cet article, l’association La Ruche de la citoyenneté active à Tozeur a mené plusieurs activités visant à renforcer la résilience des femmes oasiennes face au changement climatique et à améliorer les revenus des artisanes à travers la promotion du savoir faire local et des produits qu’y dont liés (gastronomie, artisanat …). Ces activités comprenaient aussi une formation sur les questions de genre et le changement climatique à l’intention des élu-e-s locaux et des membres de la société civile de Tozeur, la production et la diffusion de vidéos et d’émissions radiophoniques sur les plats traditionnels en relation avec la biodiversité des oasis, et la distribution d’un catalogue pour faciliter la commercialisation des produits locaux élaborés par les femmes de la région de Tozeur [12].
Conclusion
Les femmes de Tozeur ont une relation étroite avec l’oasis. Par conséquent, tout déséquilibre affectant l’écosystème de l’oasis aura évidemment un impact sur leur vie, ce qui signifie qu’elles doivent être
impliquées dans toutes les décisions liées au développement local.
Investir dans des initiatives permettant aux femmes de récupérer et de faire revivre les connaissances ancestrales et le patrimoine agricole et culturel contribuerait à l’autonomisation économique des femmes à Tozeur et à la préservation de l’environnement. Un programme d’amélioration de la qualité des produits, de l’emballage et du marketing augmentera les revenus des ventes de ces femmes et les aidera à subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles.
La recherche scientifique dans le domaine de l’adaptation et de la résilience au changement climatique dans les régions oasiennes doit être développée et explorée davantage. Il est également nécessaire de renforcer les capacités des acteurs civils et institutionnels locaux en matière de planification et d’exécution de projets et programmes tenant compte des questions de genre. Une action urgente visant à protéger et à réintroduire des variétés locales résistantes au changement climatique est également nécessaire.
Références
[1] ORGANISATION METEOROLOGIQUE MONDIALE (OMM), Le climat mondial en 2015-2019, 2019https://library.wmo.int/index.php?lvl=notice_display&id=21522 [2] ORGANISATION DES NATIONS UNIES POUR LES SECOURS EN CAS DE CATASTROPHE, Désastres naturels et vulnérabilité, 1982.[3] PROGRAMME DES NATIONS UNIES POUR LE DEVELOPPEMENT, Genre et changement climatique – Vue d’ensemble des liens entre la problématique hommes-femmes et le changement climatique, 2017 [4] Ibid [5] LA RUCHE DE LA CITOYENNETE ACTIVE DE TOZEUR, Diagnostic de terrain : Changement climatique et
autonomisation économique des femmes oasiennes de Tozeur, 2018 https://www.euromedwomen.foundation/pg/fr/documents/view/8362/diagnostic-terrain-changementclimatique-autonomisation-economique-femmes-oasiennes-tozeur [6] ASSOCIATION QUEBECOISE DES ORGANISMES DE COOPERATION INTERNATIONALE (AQOCI), Communauté de pratique « Genre en pratique » – L’accompagnement des partenaires à l’intégration du genre : L’autonomisation économique des femmes, 2013 [7] Les oasis de Tozeur et Chenini Gabès : diversité et durabilité des formes de valorisation à l’ère de la mondialisation et des crises du développement – Article paru in Marshall A., Lavie E., Chaléard J-L., Fort M., Lombard J. (dir.), 2014, Actes du colloque international : Les oasis dans la mondialisation : ruptures et continuités, Paris, 16 et 17 Décembre 2013, 105-112
http://www.umifre.fr/c/1864 [8] LA RUCHE DE LA CITOYENNETE ACTIVE DE TOZEUR, Diagnostic de terrain : Changement climatique et autonomisation économique des femmes oasiennes de Tozeur, 2018
https://www.euromedwomen.foundation/pg/fr/documents/view/8362/diagnostic-terrain-changementclimatique- autonomisation-economique-femmes-oasiennes-tozeur [9] Profile Genre de la Tunisie, préparé dans le cadre de la coopération de l’Union européenne avec le Gouvernement de la République tunisienne , 2014
https://eeas.europa.eu/sites/eeas/files/rapport_national_genre_tunisie_2014_complet_fr.pdf [10] Centre WES Tozeur https://www.facebook.com/Centre-WES-Tozeur-1543117069264012/ [11] FONDATION DES FEMMES DE L’EURO – MEDITERRANEE, Autonomiser les artisanes de Nefta à travers le recyclage de tissus, 2018
https://www.euromedwomen.foundation/pg/fr/sharedpractices/view/8278/autonomiser-artisanes-nefta-atravers-recyclage-tissus [12] FONDATION DES FEMMES DE L’EURO – MEDITERRANEE, Changement climatique et autonomisation économique des femmes à Tozeur, 2018