La violence basée sur le genre et les mariages de mineures au Maroc : évolutions et défis
Article proposé et préparé par le Secrétariat de la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée (FFEM)
Date de publication: 23 novembre 2018
Introduction
Selon la Déclaration de l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes (1993), la violence basée sur le genre (VBG) désigne tout acte de violence causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée [1].
Cet article s’intéresse à la VBG et au mariage de mineures en s’appuyant principalement sur un diagnostic de terrain dans la région de Marrakech-Safi [2], et sur une étude de cas sur le mariage de mineures dans la province d’Al-Haouz [3], produits par la Fédération des Ligues des Droits des Femmes (FLDF) de Marrakech en collaboration avec le Hub de recherche sur les études féminines de l’Université Cadi Ayyad de Marrakech et la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée (FFEM) et l’Institut européen de la Méditerranée (IEMed).
La FFEM analyse au niveau local les réalités des femmes et les politiques publiques qui les concernent à l’aide de consultations et de dialogues de proximité. Pour ce faire, la FFEM met en place annuellement des pôles locaux d’acteurs de l’égalité femmes-hommes en Algérie, Égypte, Jordanie, Liban, Maroc, Palestine et Tunisie (1 par pays). Leur mission est de mobiliser les acteurs de l’égalité au moyen d’activités de collectes de données, de consultations et d’échanges d’expériences dans le but d’analyser un thème prioritaire pour la réalisation des droits des femmes et de faire un suivi de l’effectivité des politiques publiques dans ce domaine avec une approche participative. Toutes les informations liées aux résultats des pôles locaux sont disponibles sur www.euromedwomen.foundation, et font l’objet d’une vaste diffusion dans la région euro-méditerranéenne. En 2015, la FLDF Marrakech a été le chef de file du pôle local d’acteurs de l’égalité femmes-hommes dans la région de Marrakech-Safi.
Journée de lancement de la constitution du pôle des acteurs de l’égalité Région Marrakech . © FFEM
La situation des droits des femmes au Maroc
Le Maroc s’est engagé à promouvoir les droits humains des femmes et l’égalité de genre par la ratification ou l’adhésion aux instruments internationaux de lutte contre les discriminations faites aux femmes et de renforcement de l’équité et de l’égalité de genre. Le pays est à ce titre signataire d’un certain nombre de textes tels que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH), le Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP), ou encore la Convention sur l’Elimination de toutes les Formes de Discrimination à l’Egard des Femmes (CEDAW/CEDEF).
Ces engagements se sont vus consolidés par la Constitution de juin 2011, qui, dès son préambule, souligne « l’indivisibilité et l’universalité des droits humains ». La constitution déclare « l’homme et la femme [égaux en] droits et libertés à caractère civil, politique, économique, social, culturel et environnemental » [4]. Le Code de la Famille, ou Moudawana, réformé en 2004, a visé aussi bien l’amélioration des droits juridiques des femmes que la consécration de l’égalité des deux époux dans le mariage et la revalorisation de l’image des femmes dans la société.
Après des années de débats [5], une loi contre la violence à l’égard des femmes est entrée officiellement en vigueur au Maroc en septembre 2018. Le texte prévoit des mesures de lutte contre le harcèlement dans les lieux publics (peines d’emprisonnement, amendes), les propos à caractère sexuel tenus ou envoyés par SMS, messages vocaux ou photos, et le mariage forcé. Des mécanismes pour prendre en charge les femmes victimes de violences sont également prévus. Même s’il représente une avancée, les mouvements féministes estiment que le texte ne prend pas en compte toutes les définitions internationales en matière de violences à l’égard des femmes, telles que le viol conjugal qui reste impuni.
Le vécu des femmes marocaines au quotidien, surtout dans les zones reculées ou à forte vulnérabilité, montre que les avancées sont plutôt des évolutions de droit et non pas de fait, et qu’il existe de fortes disparités sociales et régionales.
La VBG et le mariage de mineures
Les chiffres révélés par une du Haut-Commissariat au plan (HCP) [6] en 2011 montrent que 62,8% des femmes de 18 à 64 ans ont été victimes de différentes formes de violence au cours de l’année précédant l’étude [7], ce qui dénote une acceptation générale de la violence domestique. Un autre rapport de 2011 a par ailleurs constaté que dans les cas de violence à l’égard de femmes, l’auteur de l’acte est généralement l’époux dans huit cas sur dix [8]. Une étude menée en 2013 pour ONU Femmes et ONU Habitat sur la prévalence de la violence dans les espaces publics de la ville de Marrakech a permis d’établir que l’espace public est le lieu de tous les types de VBG (violence sexuelle, psychologique et physique), et que les femmes en étaient les premières victimes, quel que soit leur âge.
La VBG englobe aussi le mariage de mineures, une pratique malheureusement très répandue qui touche beaucoup plus les filles que les garçons, les femmes pauvres que les riches, et les filles rurales que les filles urbaines. Dans le monde, plus de 700 millions de femmes ont été mariées avant l’âge de 18 ans et près de 250 millions l’étaient avant 15 ans [9]. Ce phénomène a des effets nocifs sur la santé physique, l’équilibre psychique, les interactions sociales et l’autonomisation économique des filles, et a, par ailleurs, des incidences sur la société et sur sa cohésion.
Au Maroc, les statistiques démontrent que le nombre de demandes de mariages civils en deçà de l’âge légal pour les filles (18 ans) sont passés de 18 341 en 2004 à 21 660 en 2005, puis ont explosé à 35 152 en 2013 alors qu’elles ne dépassent pas 92 demandes pour les garçons la même année [10]. Ces unions, souvent justifiées en tant que pratiques « sociales » ou « culturelles » se font, en réalité, en violation de toutes les conventions internationales de droits humains et celles, de manière plus spécifique, relatives à la protection de l’enfance. Souvent, elles expriment également des inadéquations patentes entre l’esprit de la législation nationale et des politiques publiques et les modes de mise en œuvre qui les accompagnent.
Les textes juridiques limitent clairement l’âge du mariage à 18 ans pour les filles et les garçons tout en permettant au tribunal de le réduire à titre exceptionnel au cas où cela serait justifié [11]. Ainsi, les rapports annuels publiés par le ministère de la Justice et des Libertés sur les résultats du droit de la famille, en particulier le rapport décennal sur la mise en œuvre du Code de la Famille 2004-2013, montrent que les demandes d’autorisation d’épouser des mineures, de même que les jugements favorables prononcées en réponse à ces demandes, sont en augmentation [12].
Ces chiffres élevés sont liés à plusieurs facteurs : les conditions de vie précaires, l’absence d’opportunité d’emplois, l’échec scolaire et le faible niveau d’instruction, conjugués à la prévalence du chômage et du sous-emploi, particulièrement chez les femmes et les jeunes filles. De plus, l’absence de modèles de réussite scolaire et professionnelle dans leur entourage proche n’encourage pas les familles à compter sur l’école. En fait, le droit des filles à la scolarisation demeure fragile et ne résiste pas devant des problèmes structurels (analphabétisme, pauvreté, enclavement) et la persistance des représentations socio-culturelles traditionnelles de la place et du rôle de la femme. Par ailleurs, l’expérience de l’échec de l’insertion professionnelle des rares filles qui ont fait des études supérieures pose, d’un côté, la question du sens et de l’utilité de continuer les études et, de l’autre, la difficulté d’agir et de changer les modèles dominants sur le mariage dans ces contextes.
Le rôle de la société civile
Dans le contexte marocain, la société civile joue un rôle central dans la sensibilisation, la défense, le plaidoyer, la réflexion et la proposition de mesures concrètes pour améliorer le vécu des citoyen-ne-s. Cependant, la portée réelle de l’action du secteur associatif dépend de sa force de frappe, qui elle-même renvoie à la qualité de sa gouvernance, l’ampleur de ses ressources financières et à la qualification de ses ressources humaines.
Au Maroc, le paysage de la société civile est très hétérogène incluant un éventail très large de profils qui vont de l’association structurée, disposant de moyens financiers conséquents, des ressources humaines qualifiées et bénéficiant d’un bon réseautage au sein de leurs écosystèmes jusqu’à l’association peu structurée, sans visibilité financière et fonctionnant en marge de son écosystème, grâce au travail des bénévoles qui, eux-mêmes, sont souvent en situation de précarité économique. Malgré son dynamisme, l’action du secteur associatif n’est pas suffisante à elle seule pour impacter de manière substantielle l’évolution du vécu des citoyen-ne-s de manière équitable et durable.
Le rôle de l’État
L’État est un méga-acteur dans le processus de transformation que la société et l’économie marocaines sont en train de vivre pour converger vers le modèle sociétal de développement ambitionné par le pays. Le défi est d’évoluer vers une société régie sur la base des droits humains individuels universels, et dans ce processus de transformation l’État est le chef d’orchestre et en même temps un opérateur multisectoriel, produisant des services qui impactent directement ou indirectement sur ce processus de transformation (éducation, santé, transport, logement, emploi, etc…).
Dans le contexte marocain, ce rôle de chef d’orchestre exige de la part de l’État de planifier et de mener une politique d’accompagnement de proximité. Toutefois, ce travail de planification se fait dans une logique sectorielle et se limite à l’élaboration de stratégies nationales, souvent sans faire l’effort de leurs déclinaisons territoriales. En outre, le système actuel ne permet pas une exploitation scientifique optimale des données existantes comme par exemple l’exploitation simultanée sur un territoire des statistiques relatives au mariage et au divorce. Il existe aussi un déficit quantitatif et qualitatif en ressources humaines qualifiées par rapport aux compétences liées à la planification. Bien que ce déficit soit général, il augmente au fur à mesure que l’on se situe à des niveaux de gouvernance plus décentralisés (région, province, commune). La commune, à qui revient la mission de jouer le rôle de catalyseur pour le développement de son territoire, se trouve, dans les faits, déconnectée des questions sociétales telles que le mariage de mineures.
En résumé, la faible capacité de l’État à assumer convenablement son rôle de chef d’orchestre rend plus complexe et plus incertain l’objectif de faire évoluer positivement l’écosystème dans le sens d’une baisse de la VBG.
Conclusion
Les deux études produites par la FLDF de Marrakech ont fait ressortir que le modèle ambitionné par le Maroc repose sur une société régie par les droits individuels universellement reconnus. Le fossé entre la société marocaine telle qu’elle fonctionne actuellement et ce modèle de référence est multidimensionnel. Le défi de l’action publique est d’impulser une dynamique de transformation pour réduire ce fossé.
Dans ce contexte, le mariage de mineures est l’un des phénomènes qui requiert un véritable changement sociétal et une volonté politique réelle. En effet, cette pratique, jadis socialement acceptée/tolérée, se trouve désormais en contradiction frontale aussi bien avec les droits de l’enfant qu’avec les droits des femmes. Elle est, en outre, en totale opposition avec l’esprit des conventions et accords relatifs aux droits humains ratifiés par le Maroc. Les blocages sont multiples et se situent à plusieurs niveaux. Ils sont d’ordre économique (les conditions de vie précaires des populations), social (un taux d’illettrisme très élevé surtout parmi les femmes, particulièrement dans le monde rural), culturel (des attitudes et représentations négatives à l’égard des femmes) et politique (une résistance latente à l’élargissement des droits humains des femmes).
D’une manière générale, les mandats de nombreuses institutions étatiques se limitent à des actions de sensibilisation, de communication et de collecte de données qui sont insuffisantes pour répondre aux besoins du terrain. Le travail de prise en charge est géré directement par différentes ONG et coalitions qui mènent un grand travail de prévention, sensibilisation, accompagnement et prise en charge des victimes, avec des moyens très faibles et sans aucune protection juridique.
Par ailleurs, de nombreux acteurs de la société civile regrettent le manque de stratégie claire, la multiplicité des intervenant-e-s, l’absence de coordination et la faiblesse de la capacité des institutions en charge de la lutte contre la VBG et de la protection des droits humains des femmes et des filles en général.
Références
[1] ORGANISATION DES NATIONS UNIES, Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, https://www.ohchr.org/fr/professionalinterest/pages/violenceagainstwomen.aspx.
[2] Fédération des Ligues des Droits des Femmes (FLDF) de Marrakech, Diagnostic de terrain : La violence basée sur le genre à Marrakech-Safi, FFEM et IEMed, 2017, https://docs.euromedwomen.foundation/files/ermwf-documents/6956_laviolencebaseesurlegenre-safi.pdf
[3] BOUGROUM Mohammed, IFLAHEN Fatima-Zohra, OUAGHAD Ahmed, ZAHI Khadija, Le mariage des mineures : Demande sociale et action publique. Une étude de cas sur trois communes de la province d’Al Haouz, FLDF Marrakech, 2018, https://docs.euromedwomen.foundation/files/ermwf-documents/8110_4.200.lemariagedesmineures-provinced%E2%80%99alhaouz.pdf.
[4] Royaume du Maroc. Secrétariat Général du Gouvernement. La Constitution, http://www.amb-maroc.fr/constitution/Nouvelle_Constitution_%20Maroc2011.pdf.
[5] Le projet de loi 103 – 13 relatif à la violence conjugale avait été déposé au Secrétariat général du Gouvernement le 16 septembre 2013 et avait suscité de nombreuses réactions négatives notamment de la part des associations. Il avait été préparé par une Commission mixte intégrée par le ministère de la Justice et des Libertés et le Ministère de la Solidarité, de la Femme, de la Famille et du Développement Social.
[6] Le Haut-Commissariat au Plan est l’organisme chargé de la production, de l’analyse et de la publication des statistiques officielles au Maroc. Créé en 2003, il remplace le ministère du Plan et des Prévisions économiques.
[7] HAUT-COMMISSARIAT AU PLAN, Principaux résultats de l’Enquête nationale sur la Prévalence de la Violence à l’égard des femmes. Janvier 2011. Disponible sur : www.hcp.ma/Conference-debat-consacree-a-l-etude-de-la-violence-a-l-egard-de-femmes-au- Maroc_a66.html ; voir également, UNWOMEN. Moroccan Government Release Extensive Gender-Based Violence Study (le Gouvernement marocain publie une vaste étude sur la VBG). 10 janvier 2011. Disponible sur : www.unwomen.org/2011/01/moroccan-government- releases-extensive-gender-based-violence-study/.
[8] LIGUE DÉMOCRATIQUE DES DROITS DES FEMMES-INJAD. « La violence basée sur le genre ». Rapport annuel pour le colloque du 21 mai 2011, sur les bases de données statistiques collectées en 2009.
[9] UNICEF, Child Mariage Report, 2017 (en anglais).
[10] FLDF, op. cit.
[11] Ce « droit de regard » du juge est censé limiter la pratique et œuvrer à son éradication progressive.
[12] BOUGROUM Mohammed, IFLAHEN Fatima-Zohra, OUAGHAD Ahmed, ZAHI Khadija, op. cit.