Salvador : de l’avortement à l’homicide aggravé
Par : Lucia Gruet
En prison pour une fausse couche
La libération le 17 février 2018 de la Salvadorienne Teodora Vásquez, après avoir purgé une peine de 11 ans pour homicide alors qu’elle fut victime d’une fausse couche sur son lieu de travail, relance le débat sur l’avortement. Malgré sa libération, la Cour Suprême n’a pas reconnu l’innocence de Teodora Vasquez mais a simplement requalifié son crime en homicide involontaire (Libération, 2018). Selon Amnesty International, 27 femmes sont encore emprisonnées dans les prisons salvadoriennes pour les mêmes raisons (Amnesty International, 2018a).
Interdiction totale d’avorter
Dans la plupart des pays au monde, l’avortement sur demande est légal ou autorisé sous certaines conditions. Néanmoins, le Salvador fait partie des douze pays où l’avortement est totalement interdit (OCDE, 2018). Au Salvador, même en cas de viol, d’inceste, de danger pour la vie de la mère ou de malformation fœtale grave et mortelle (conditions selon lesquelles l’avortement est fréquemment autorisé dans d’autres pays), l’avortement est totalement illégal (ONU, 2014). Dès lors, les femmes qui ont recours à l’avortement risquent une peine pouvant aller jusqu’à 8 ans de prison en application de l’article 133 du Code Pénal (voir Encadré 1).
40 ans de prison pour homicide aggravé
Néanmoins le juge peut aller encore plus loin en requalifiant l’avortement en homicide aggravé. La requalification des faits permet au juge d’appliquer des peines encore plus sévères, la condamnation pour homicide aggravé pouvant aller jusqu’à 40 ans de prison. Ce type de condamnation est particulièrement fréquent chez les femmes victimes de fausses couches, comme ce fut le cas de Teodora Vasquez. Depuis l’entrée en vigueur de la loi en 1999, au moins 34 femmes, initialement jugées pour avoir eu recours à l’avortement, ont vu leurs faits requalifiés en homicide aggravé avec des condamnations extrêmement lourdes allant jusqu’à 40 ans d’emprisonnement (Viterna et al., 2017). Teodora, quant à elle, avait initialement été condamnée à une peine de 30 ans de prison (Libération, 2018).
« Avorter c’est tuer »
Si la loi salvadorienne est aujourd’hui l’une des plus prohibitives au monde, cela n’a pas toujours été le cas. Avant 1998, l’avortement était autorisé dans trois cas précis : en cas de viol, lorsque la vie de la mère était en danger ou quand le fœtus n’avait aucune chance de survie. Le durcissement de la loi puis la criminalisation de l’avortement sont le fruit d’une importante campagne de communication auprès de l’opinion publique menée conjointement par l’Église catholique et plusieurs partis politiques « pro-vie » sous le slogan « abortar es matar » (avorter c’est tuer). Cette campagne déboucha sur une révision de la Constitution en 1997. Son article 1, paragraphe 2, déclare désormais que l’État doit protéger et reconnaître la « personne humaine » à partir du moment de la conception. Suite à ce vote, s’est ensuivie en 1998 une modification du Code Pénal rendant l’avortement illégal en toutes circonstances et établissant des peines allant jusqu’à 8 ans de prison pour les femmes ayant recours à l’avortement et jusqu’à 12 ans de prison pour tout professionnel de santé les y aidant (Code Pénal, Arts 133 et 135).
Risquer sa vie, de peur d’en donner
L’interdiction et la criminalisation de l’avortement ont des conséquences désastreuses sur la vie des femmes et vont également à l’encontre de leur santé et de leurs droits reproductifs. Si les femmes les plus aisées peuvent se rendre à l’étranger pour avorter, notamment dans les pays voisins ou aux États-Unis, les plus pauvres ont souvent recours à des interventions dangereuses pour leur vie, sans aucun suivi médical. Pour mettre fin à leur grossesse, les femmes et les jeunes filles utilisent des méthodes pouvant mettre gravement en danger leur santé, telles que l’ingestion de médicament pour le traitement des ulcères, de mort-aux-rats ou d’autres pesticides, l’introduction d’aiguilles à tricoter, de bouts de bois ou d’autres objets pointus dans le col de l’utérus (Amnesty International, 2014). La loi a également des conséquences psychologiques lourdes puisqu’elle oblige toutes les femmes à mener à terme leurs grossesses, même les victimes de viol. Cette loi liberticide a également contribué à créer une atmosphère de suspicion envers les femmes. Elle a contribué au déclenchement d’une « chasse aux sorcières » au sein des communautés, où la délation est devenue courante. Les professionnels de santé doivent aussi souvent faire face à un dilemme moral : suivre leur obligation légale ou enfreindre la loi pour sauver la vie de leur patiente (Amnesty International, 2014).
Un projet de loi…avorté
Plusieurs ONG et organisations féministes luttent depuis bientôt 20 ans pour faire abroger cette loi. Des évènements tels que la libération de Teodora permettent de régulièrement relancer le débat sur l’interdiction de l’avortement, au sein de l’opinion publique mais également dans l’hémicycle. Début 2018, Amnesty International a remis au Parlement une pétition signée par 209 051 personnes de 57 pays visant à dépénaliser l’avortement (Amnesty International, 2018b). Cependant, le Parlement s’est refusé à débattre du thème de l’avortement (Amnesty International, 2018c). La cause principale de ce refus : les élections législatives en 2018. En effet, peu de députés ont voulu prendre le risque de soulever ce sujet tabou et polémique au sein de la société avant une telle échéance (Contaxlaw, 2017). Mais les organisations féministes restent optimistes, comme le dit le proverbe local « no hay mal que dure cien años ni cuerpo que lo resista » (Il n’y a pas de mal qui dure 100 ans, ni personne qui ne le supporte). De plus, les associations féministes semblent désormais avoir l’opinion publique de leur côté. Selon une enquête réalisée en 2017, 79 % des personnes interrogées déclarent soutenir le processus de réforme de la loi anti-avortement. Quant à Teodora Vasquez, désormais libre, elle déclare vouloir à son tour aider « le reste de [ses] compagnes qui sont encore détenues » (New York Times, 2018).
Sources
Amnesty International (2014), La violence contre les femmes et l’interdiction de l’avortement au Salvador https://www.amnesty.org/fr/documents/AMR29/004/2014/fr/ (consulté le 10 mai 2018) Amnesty International (2018a), Salvador. La libération d’une femme emprisonnée après avoir accouché d’un enfant mort-né doit annoncer la fin de l’interdiction totale de l’avortement, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/02/el-salvador-release-of-woman-jailed-for-stillbirth-must-signal-end-of-total-abortion-ban/ (consulté le 10 mai 2018) Amnesty International (2018b), El Salvador: La Asamblea Legislativa debe aprobar el proyecto de ley para despenalizar el aborto, https://www.amnesty.org/es/latest/news/2018/04/el-salvador-lawmakers-must-approve-bill-to-decriminalize-abortion/ (consulté le 10 mai 2018) Amnesty International (2018c), El Salvador: Fracaso de la despenalización del aborto es un golpe terrible para los derechos humanos, https://www.amnesty.org/es/latest/news/2018/04/el-salvador-failure-to-decriminalize-abortion-is-a-terrible-blow-to-human-rights/ (consulté le 10 mai 2018) Constitution du Salvador, Article 1, paragraphe 2 http://confinder.richmond.edu/admin/docs/ElSalvador1983English.pdf (consulté le 10 mai 2018) Contaxlaw (2017), El Salvador’s Absolute Ban on Abortion http://contaxlaw.com/el-salvadors-absolute-ban-abortion/ (consulté le 10 mai 2018) Libération (2018) Salvador : Teodora Vasquez libérée après dix ans de prison pour une fausse couche http://www.liberation.fr/planete/2018/02/16/salvador-teodora-vasquez-liberee-apres-dix-ans-de-prison-pour-une-fausse-couche_1630103 (consulté le 10 mai 2018) New York Times (2018), Los riesgos de embarazarse en El Salvador, https://www.nytimes.com/es/2018/04/25/opinion-aborto-salvador-despenalizacion/ (consulté le 10 mai 2018) OCDE (2014), La base de données Égalité Femmes-Hommes, Institutions et Développement (EID), https://stats.oecd.org/ (consulté le 10 mai 2018) ONU (2014), Abortion Policies and Reproductive Health around the World, http://www.un.org/en/development/desa/population/publications/pdf/policy/AbortionPoliciesReproductiveHealth.pdf (consulté le 10 mai 2018) Viterna et al., (2017), Pregnancy and the 40-Year Prison Sentence How “Abortion Is Murder” Became Institutionalized in the Salvadoran Judicial System, https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5473040/ (consulté le 10 mai 2018)
Lectures complémentaires
Amnesty International (2018), Irlande. Le référendum sur l’avortement est une occasion historique en faveur de l’égalité, de la compassion et de la dignité, https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2018/05/ireland-abortion-referendum-is-historic-opportunity-to-vote-for-equality-compassion-and-dignity/ (consulté le 28 mai 2018) Ligue des Droits de l’Homme (2016), L’avortement, un combat féministe toujours d’actualité!, https://www.ldh-france.org/wp-content/uploads/2016/08/HL173-Tribune-Lavortement-un-combat-f%C3%A9ministe-toujours-dactualit%C3%A9-.pdf (consulté le 28 mai 2018) ONU Info (2016), Des experts de l’ONU appellent à abroger les lois restrictives sur l’avortement, https://news.un.org/fr/story/2016/09/344672-des-experts-de-lonu-appellent-abroger-les-lois-restrictives-sur-lavortement (consulté le 28 mai 2018) Organisation Mondiale de la Santé (2017), 25 millions d’avortements non sécurisés sont pratiqués dans le monde chaque année, http://www.who.int/fr/news-room/detail/28-09-2017-worldwide-an-estimated-25-million-unsafe-abortions-occur-each-year (consulté le 28 mai 2018)